"ON NE COMPTE PAS LES 
ENFANTS DÉCÉDÉS."
"Les parents de mon mari... je ne sais pas. Il n'en parle pas beaucoup."
"On vit à cinq dans un 20m2."

En ouvrant la porte, elle plisse excessivement les yeux pour me montrer un sourire malgré son masque.

"Les enfants ne souffrent pas du manque d'espace, on sort souvent, et puis ça les rassure que je sois toujours tout près. Le problème, c'est pour nous, c'est l'intimité. On ne peut jamais se parler ouvertement, sur les choses qu'ils sont trop petits pour entendre... Non, jamais. Depuis, oh ! plusieurs années. Et puis vous savez, il est très secret."

Premier contact. Elle décroche tout de suite et me propose de venir chez elle dans l'heure. On dirait qu'elle a besoin de moi plus que j'ai besoin d'elle.

Elle s'envole dans les escaliers comme si de rien n'était, jusqu'au dernier étage, en me posant déjà plein de questions passionnées sur ma vie, mon job d'enquêtes, les personnes que j'ai eues en entretien avant elle, à quel point j'aime ce que je fais... quand on arrive dans son studio, elle connaît toute ma vie et je m'asphyxie dans mon masque.

C'est moi qui lui rappelle qu'elle devait aller chercher ses enfants à 17h30. Elle me dit de l'attendre et me laisse seule dans son appartement pendant dix minutes. De retour avec sa fille aînée, elle nous présente l'une à l'autre. La petite reste plantée face à moi, sourire aux lèvres. Le temps que sa mère aille chercher sa petite soeur et son petit frère, je me retrouve en tête-à-tête avec cette gamine de six ans qui prononce à la perfection le mot "coronavirus" et va se laver les mains avant de me montrer toutes les photos de sa dernière classe verte.

Elle s'arrête toutes les trois questions pour ajouter des détails sur sa vision des faits. Elle me raconte le quartier, les trafics de plus en plus fréquents, de drogues de plus en plus dures. Les conditions d'achat ou d'héritage trop complexes, les classes moyennes qui partent et les écoles qui ferment. D'après elle, les plus favorisés sont les investisseurs étrangers et les bénéficiaires des HLM.

Elle soulève aussi la question des élèves dont les noms ont des consonances étrangères, dans l'école primaire de ses enfants. Il y en a de plus en plus, dit-elle, presque autant ou plus que des noms à consonance française. Ce n'est pas un problème, elle insiste, mais ça lui "pose question".
Le père de ses enfants est malien.
Elle s'interrompt pour séparer ses deux filles qui ont entamé un combat de catch pour une paire de ciseaux. Elle ne crie pas, ne gronde pas, elle demande ce qui se passe et encourage l'une à rendre la paire de ciseaux et à s'éloigner de l'autre en disant "C'est très bien". Tout rentre dans l'ordre. Elle rejoint sa place dans la plus grande insouciance, toujours en portant dans son bras gauche le bébé qui attrape tout ce qui est à sa portée.
En fait, le couple n'a rien de précaire. Même en prenant en compte le coût du mètre carré au cœur de Paris, ses réponses expliquent de moins en moins sa situation. Elle a un travail à plusieurs milliers d'euros en CDI, son mari aussi. Elle a plusieurs propriétés dont les loyers lui permettent de rembourser les emprunts. Pour ce studio aussi, elle est propriétaire. Je regarde avec de plus en plus d'incrédulité le salon-cuisine où s'entassent deux lits deux places en mezzanine et un berceau. 20m2, cinq personnes.
Je finis par lui poser cette question évidente ; même pas par curiosité, c'est le questionnaire qui m'y amène dans la dernière partie sur "Souhaitez-vous déménager?", ce qui motive son souhait et ce qui s'y oppose.
"Bien sûr, ici c'est inconfortable... Quand j'avais acheté la maison en banlieue, c'était pour y emménager. Mais mon mari m'a dit que jamais il n'y vivrait. Ja-mais. Et je ne vais pas y aller sans lui, les enfants aiment beaucoup leur père..."
Face à mon silence, elle ajoute sans aucune malice :
"Vous savez, c'est ce que me disait une amie, et c'est vrai : c'est très difficile pour un homme de vivre aux dépens de sa femme. Déjà, je gagne plus que lui, ça le met très mal à l'aise, alors que je sois propriétaire de la maison où il vit, vous comprenez..."
Cette explication n'apparaîtra nulle part dans les réponses enregistrées sur ma tablette ; il n'y a pas de case pour ça.
Dès son master de communication, il a trouvé un contrat et acheté un appartement plus grand pour sa mère à Lyon, puis une maison pour sa famille à Kinshasa, puis un appartement loué à Saint-Étienne pour investir. Pour acheter en région parisienne, il attend d'avoir trouvé une compagne. Il me demande ce que j'écoute et on choisit des albums à tour de rôle en continuant l'entretien. 
Il a le même âge que moi.
Question sur le nombre de mètres carrés de son espace pour cuisiner.
"Le coin cuisine ? C'est un peu le coin dressing..."
On tourne la tête sur ce qui emplit le mètre carré restant à droite de son canapé. Des sacs Carrefour remplis de vêtements sont empilés sur les plaques de cuisson, l'évier et le plan de travail.
"Je vis avec juste le minimum."
Chacun sa notion de l'essentiel.
Question sur sa volonté de louer ou acheter un autre logement.
"Acheter, non, je préfère rester terre-à-terre... il faut un apport, une épargne... j'en ai, une épargne, oui, mais à chaque fin de mois, elle a disparu !"
Question sur le nombre de mètres carrés de son espace pour cuisiner.
"Le coin cuisine ? C'est un peu le coin dressing..."
On tourne la tête sur ce qui emplit le mètre carré restant à droite de son canapé. Des sacs Carrefour remplis de vêtements sont empilés sur les plaques de cuisson, l'évier et le plan de travail.
"Je vis avec juste le minimum."
Chacun sa notion de l'essentiel.
Il ouvre sa porte avec juste une serviette blanche autour des reins. Je m'excuse et lui explique l'enquête. Les yeux ensommeillés, il hasarde des "Mais, je ne suis que locataire." ou "Mais, je ne suis là que depuis trois ans." Je lui dis que ça ne fait rien, que je peux revenir quand il voudra. Il semble alors se rendre à l'évidence, comme s'il venait de s'en rappeler : "Mais, là je ne fais rien, on peut le faire tout de suite si vous voulez."
Sa serviette glisse sur sa hanche gauche, il la rattrape au dernier moment avec nonchalance et m'invite à rentrer.